Dans cette note de veille de mai, nous abordons le sujet des super applications, ces applications tout en un dont le succès n’est plus à prouver…
Note réalisée par Alexandre BERTIN – Responsable Veille & Prospective chez UNITEC
L’année 2019 aura constitué pour le secteur des applications mobiles un record. Avec 204 milliards de téléchargements d’applications dans le monde, le taux de croissance est de plus de 45% sur les trois dernières années. Fin 2019, les deux principaux systèmes d’exploitation disponibles dans les pays occidentaux proposaient à eux deux plus de 4 millions d’applications (2,57 millions pour Android et 1,84 million pour l’Apple Store). Les Français, de leur côté, possèdent en moyenne 46 applications (contre 39 fin 2016) mais en utilisent moins de la moitié régulièrement. Le marché, de plus en plus concurrentiel et fractionné, a atteint plus de 120 milliards de dollars en 2019.
Ce fractionnement de l’offre est caractéristique du marché mobile occidental dans lequel des centaines d’entreprises et de développeurs s’affrontent pour conquérir des parts de marché toujours plus petites. Bien sûr, certaines applications tirent leur épingle du jeu (on pense notamment à Instagram, à Tinder, Uber, WhatsApp ou Facebook Messenger, etc.) mais une grande majorité des applications n’est jamais téléchargées ou ne rapporte pas suffisamment à leurs développeurs. A l’inverse, de l’autre côté du globe, plus précisément en Chine, un modèle alternatif connait un certain succès. Contrairement au modèle éclaté que nous connaissons dans les pays occidentaux, les mobinautes y utilisent des applications qui concentrent une kyrielle de services en leur sein. C’est ce que l‘on appelle les super applications (ou les super app) qui peuvent être considérées comme des méta-applications. Ce modèle, qui se développe dans tout le sud-est asiatique ainsi qu’en Russie et en Amérique du Sud commence à attirer l’attention des Etats-Unis et de l‘Europe. Pourtant, même s’il faut reconnaitre un certain succès dans les pays qui les ont adoptées, certaines spécificités économiques et politiques pourraient empêcher les pays occidentaux de se lancer dans la course à la super application. C’est ce que se propose d’analyser cette nouvelle note de veille.
WeChat : l’incarnation de la super application
Une super application est une application portail qui délivre en un lieu unique un ensemble de services qui prennent la forme de mini-applications développées spécialement pour intégrer le-dit portail. L’intérêt pour l’utilisateur est alors de rester connecté en permanence à l’application mère. L’exemple parfait est l’application chinoise WeChat qui possède toutes les caractéristiques d’une super application. Pourtant, originellement, le terme super app ainsi que l’idée qui la sous-tend proviennent des Etats-Unis et plus précisément de Blackberry qui en 2010 lançait un challenge destiné aux développeurs dont l’objectif était de proposer des applications capables de tirer profit de toutes les ressources du smartphone. Malheureusement, comme souvent avec Blackberry, l’idée n’aura pas débouché sur un véritable service. A l’inverse, WeChat, initialement une application de conversation de type WhatsApp, est devenue une “application à tout faire” développée par le géant chinois Tencent. Elle intègre en son sein des services développés par Tencent directement ou des mini-programmes (au nombre d’un million recouvrant 200 catégories de la vie quotidienne) que l’on peut consulter directement dans l’application couvrant de très nombreux services : discuter, commander à manger, réserver un taxi, faire des achats et évidemment de régler tout cela (en s’appuyant sur des entités bancaires possédées par Tencent (WePay et WeBank). La force de WeChat (outre son nombre d’utilisateurs qui atteint plus d’un milliard de personnes) est d’intégrer une panoplie complète de services bancaires et financiers comme le paiement direct (et le transfert d’argent entre particuliers) mais aussi le règlement de factures (électricité, gaz, internet …) et d’accéder à l’ensemble des services sans avoir à quitter l’application, fluidifiant ainsi totalement l’expérience. Du point de vue marketing, ces mini-programmes ont une audience captive et fonctionnent sur tous les OS supportant WeChat. En conséquence, le temps moyen passé sur l’application a été multiplié par neuf en un an, incitant les développeurs d’applications natives à proposer une version plus légère pour les déverser sur le store WeChat.
Le succès très rapide du modèle WeChat s’est propagé à l’ensemble du continent asiatique[1]. On retrouve en effet aujourd’hui des super app au Japon (Line) en Corée du Sud (Kakao), dans le sous continent d’Asie du Sud Est (Gojek, Zalo, PiPay) jusqu’en Inde (Paytm, Flipkart). D’autres pays et d’autres continents sont également touchés par cette vague : en Russie, c’est la banque Tinkoff qui vient de lancer, en version beta, une super app assortie d’un agent intelligent. Le continent sud américain n’est pas en reste. On retrouve des super app dans certains pays comme la Colombie (Rappi dans laquelle softbank a investi 1 milliard de dollars) ou le Brésil (Movil, Nubank) . Des entreprises proposent même des solutions clés en main permettant de développer des super app à la demande. L’indien AppDup offre la possibilité, via le service Gojek Clone, de générer rapidement et très facilement une super application (basée sur le modèle Gojek) en marque blanche dans laquelle le client (un grand groupe, une administration …) peut ajouter les blocs qu’il veut en fonction des services qu’ils souhaitent délivrer : transport à la demande, services à la demande, etc.
Bientôt une super app dans le monde occidental ?
La force des super applications repose sur une triple caractéristique : un point d’entrée unique pour l’utilisateur, une myriade de services à portée de clic et une solution de paiement efficace. Le succès grandissant des super app attire de plus en plus l’attention des grands acteurs occidentaux. Pourtant, aujourd’hui, il n’existe aucune super app en Europe ou aux Etats-Unis qui propose les mêmes caractéristiques que celles développées dans le reste du monde. La situation européenne est particulière : aucun acteur actuel exerçant dans l’univers technologique et numérique n’a la taille critique pour s’imposer et se transformer en une super app. C’est donc vers les Etats-Unis que se tournent les spécialistes pour identifier l’entreprise qui la première sera capable de se transformer en une super application. Du côté des GAFA, aucun acteur ne semble prêt à réellement emboiter le pas des Chinois, même si certains ont presque toutes les cartes en main. Alphabet mise sur une diversification de ses activités (les biotechnologies, la domotique, l’intelligence artificielle, etc. ) qui n’est pas compatible avec le souhait de proposer une super app. Du côté de sa filiale Google, son modèle économique dépend trop de la publicité. Quant à Google Maps qui propose, aux Etats-Unis, des services embarqués comme la réservation d’hôtels ou de restaurant (OpenTable), de VTC, livraison de repas à domicile (DoorDash), etc., l’absence de solutions de paiement dans l’application ne lui permet pas d’être considérée comme l’équivalent d’un WeChat. Apple, qui pourrait viser le statut de super app avec son offre pléthorique (Apple Music, Arcade pour les jeux, News+ pour la presse, Apple TV+ pour le streaming video, etc.), reste campé sur un modèle propriétaire l’empêchant de proposer une solution universelle. Enfin, l’acteur qui est le plus proche du modèle asiatique est Amazon qui propose un véritable univers de services liés dans les domaines de la mode (Amazon Fashion), de la nourriture (Amazon Fresh), des services web (AWS) ou des services à la demande. Amazon possède également une myriade de services financiers (Amazon cash, Amazon pay, etc.) ce qui place l’entreprise en position forte. Mais c’est bien Uber qui semble tenir la corde. Depuis mars 2019 et le rachat de Careem, son principal concurrent au Moyen-Orient, l‘entreprise américaine oriente ses activités vers des services innovants qui pourraient venir compléter son offre existante : en plus de la réservation de taxi, de trottinettes et de vélo, en plus des services de livraisons de repas, Uber met en place de nouveaux services comme Uber Tickets (qui permet d’acheter des titres de transport à Denver) ou de nouvelles fonctionnalités comme Dine-In dans Uber Eats. Pourtant, pour les spécialistes, les velléités de certains acteurs à vouloir occuper une place centrale et devenir incontournables pourraient se heurter aux lois en vigueur et à leur renforcement dans les années à venir. En effet, depuis la fin du 19ème siècle et le Sherman Act, les Etats-Unis font de la lutte contre les monopoles et les pratiques anticoncurrentielles leur cheval de bataille. Or, à l’heure de la dématérialisation et de l‘apparition des géants américains de l‘internet, certains en appellent à l’élargissement de ces lois aux GAFAM, accusés de pratiques anticoncurrentielles et déloyales, certains réclamant même leur démantèlement. A l’inverse, en Chine, les géants d’internet (Alibaba, Tencent, Baidu) ont tout le soutien du gouvernement en place leur permettant de développer de véritables mini-empires, soutien qui est peut-être la clé de leur succès.
[1] En Chine, Tencent a comme concurrents Baidu, AliBaba et ByteDance qui proposent également des services de super applications.
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